descriptionLes chiens ne se tairont jamais
Partie I : L’injonction
Indel s’éveilla dans le gris et le rose du matin de la confrérie de Fériane. Couché, il s’attarda quelques secondes, puis avec des gestes âpres, se leva du lit et se dirigea vers une petite bassine pour se griser de la sensation douloureuse de l’eau froide sur son visage. Tout dans la chambre respirait la fraîcheur, tant dans les sens de propreté que de distanciation du terme, et ça le hérissait. Depuis longtemps, s’il ne l’avait jamais eu, le Mercenaire avait perdu l’habitude du luxe de ce genre de lieu. Il appartenait à un autre univers et, plutôt que de confier son corps blessé aux Rêveurs, il aurait préféré s’occuper seul de sa blessure, quitte à inviter la gangrène dans la plaie. Mais voilà : l’absurdité d’une telle extrémité ne lui échappait pas. Alors, en pleine nuit, l’épaule emmaillotée avec les moyens du bord, il avait demandé asile à Maître Falluír et à ses hommes.
En cela, il devait remercier Tarendal Rivarin, le noble Mentaï d’Al-Jeit, qui l’avait conduit non loin de Fériane d’un pas sur le côté. Bien sûr, il n’avait pas verbalisé quelque gratitude que ce soit à son bienfaiteur, lui avait donné seulement un signe de tête en guise d’au revoir. Le sentiment de fraternité chez les Mercenaires se teintait souvent de rapacité. C’était comme ça. Il avait conscience qu’au moins la nouvelle de la victoire d’Aure se répandrait vite, de même que celle de son humiliation.
Résigné, il avait donc laissé opérer le bataillon de Rêveurs en silence, répondant de manière évasive à leurs questions. Il n’en était pas à son premier séjour ici. Pour leur part, ils n’en étaient pas à leur premier survenant taciturne. Sa vie ne reposait pas dans la balance ; ils n’avaient donc pas insisté pour lui retirer le secret dans lequel il tenait à rester drapé.
Les arrêtes du visage encore dégoulinantes, il inspecta les trois cicatrices laissées par le trident d’Aure. Sous ses doigts, elles étaient tendres et rosées, comme les pétales d’une fleur, ce qui relevait quand même du comble de l’ironie. Il fit rouler son épaule, puis étendit le bras, en ressentant seulement une lancination latente. Le Mercenaire soupira. Les Rêveurs avaient travaillé merveilleusement, comme à leur habitude. Par leur bonté et leur prévoyance presque maternelles, ces hommes lui rappelaient son père. Ce qui expliquait peut-être pourquoi il aspirait de tout son être à partir au plus vite. En outre, il devait passer aussi tôt que possible au camp secret des Mercenaires pour se préparer à des plans ultérieurs. Néanmoins, il prit sur lui d’attendre jusqu’au lendemain, se doutant que le Chaos chercherait à entrer en contact avec lui. Et puis, qu’il l’accepte ou non, une journée de repos servirait ses desseins. Une faim de loup au ventre, il alla manger.
***
Attablé dans la salle vide du réfectoire, le Mercenaire dévorait des restes de repas froids avec une avidité lente et consciencieuse. Il avait presque terminé, lorsque Maître Falluir se glissa dans la pièce et, avec une courtoisie ferme, s’invita à sa table. Peu désireux de converser, Indel ne lui accorda qu’une seule once d’attention, préférant poursuivre son festin.
-Vous n’avez pas tardé à retrouver le chemin des cuisines à ce que je vois. Vous vous portez bien ce matin ?
-Bien, oui, grogna-t-il.
-Hum.
Le vieux Rêveur le regardait, pensif, comme si devant lui se trouvait un problème particulièrement épineux. Le silence s’éternisa en longueur. Sombre, le Mercenaire releva les yeux.
-Vous savez, j’ai conscience du mal que vous êtes, finit-il par dire. Depuis la première fois que vous vous êtes présenté ici. Nous en avons vu d’autres des comme vous. Nous en voyons de plus en plus des comme vous.
Indel, impassible, se rabattit sur sa chaise, scruta son interlocuteur.
-Comment se fait-il que vous n’ayez pas disparus ?
-Je ne suis pas homme de bien, si c’est ce que vous vous voulez dire. Je ne prétendrai pas le contraire. Mais, pour le reste, je ne comprends pas.
-Ne me prenez pas pour un imbécile, vous avez les marques des pêcheurs d’Al-Chen sur les mains, les cicatrices typiques des combattants partout sur le corps, mais la fêlure dans votre cage thoracique, là où se trouve votre cœur… C’est tout autre chose.
Ils observèrent tous deux un autre silence, méfiant pour l’un, prudent pour l’autre, puis le Rêveur poursuivit :
-Mais même les blessures les plus profondes peuvent guérir, vous savez. J’en sais quelque chose. Il est possible d’essayer.
Sur le visage d’Indel, un sourire mince apparut, à la fois incrédule et sardonique. Il n’aurait pas cru que Fériane s’était autant émoussée, bien qu’il ait compris que Maître Falluir s’intéressait moins à la politique de Gwendalavir que beaucoup de ses prédécesseurs. De toute manière, espérait-on vraiment obtenir quoi que ce soit de lui avec de pâles allusions et une mièvre promesse de réhabilitation ? Risible.
-Alors, il y a longtemps que vous vivez coupé du bourbier de ce monde, Maître. Là où les choses pourrissent plus qu’elles ne guérissent.
Il se leva et, sans égards, quitta la pièce.
***
Le Mercenaire entra dans la pièce réservée aux bains qui jouxtait sa chambre. Après la conversation avec Maître Falluír, il avait profité d’une manière distraite de la bibliothèque et de ses cartes de l’Empire, hanté les couloirs avec une curiosité furtive et s’était livré seul à d’éreintants exercices de combat. Surtout, il avait évité de trop réfléchir à sa situation.
Dans l’obscurité, il retirait sa chemise, la pliait avec soin, lorsqu’une intuition bizarre le fit frémir. Cette distorsion de l’atmosphère. Ce souffle brûlant dans la pièce. Il le connaissait. Il se retourna pour découvrir une silhouette juchée sur la corniche d’une haute fenêtre, les bras appuyés de part et d’autre du cadre, comme pour le portrait d’un oiseau en vol.
-Indel, mon petit, tu t’es laissé avoir par une néophyte, à ce qu’on m’a dit.
Ysoba Damas, son ancienne Maître Mercenaire. Une Envoleuse mythique, dont personne ne connaissait le passé. S’il l’avait repérée, c’était qu’elle l’avait voulu. Elle sauta à bas de son perchoir avec tout le silence d’une ombre. Devant elle, comme à cet instant précis, le Mercenaire se tassait et ne la lâchait pas des yeux, sa dense présence occupant tout l’espace à la manière d’un trou noir.
-Elle a mérité sa place. Aure est douée. Très douée.
-C’est dans son intérêt. Et dans le tien aussi, fit-elle avec un sourire à la fois subtil et bestial sur le visage.
Ysoba devait avoir intégré à un moment de sa vie tout ce qu’on forçait dans la tête des petites filles : l’obéissance, la non-violence, la délicatesse. Mais elle l’avait visiblement recraché, foulé au pied, sans aucune sorte d’ambiguïté. Plus puissante qu’une impératrice, elle étalait partout son triomphe sur une supercherie injuste. Libre, mais avec des comptes à faire payer, Ysoba représentait, aux yeux d’Indel, l’Insurgée originelle. Elle ne marchait sur aucune Voie, mais procédait à une Ascension sanglante et inéluctable. Au-delà du règne des hommes.
Le Mercenaire lui vouait un respect absolu, même si il percevait que, depuis leur rencontre, elle l’utilisait pour ses propres desseins. Elle avait fait de lui son chien de chasse. Rien d’autre. Elle l’avait gardé pour son désir d’appartenir à une meute, à une cause plus grande que sa misérable vie de malfrat. Et, cette fois, elle venait à lui parce qu’il allait devoir débusquer du gros gibier. Une Marchombre.
-Où en es-tu dans la traque de Ves ?
-Presque au but. Malgré…l’incident qui m’a retardé, je sais encore où trouver l’apprenti dont elle s’est séparée. Je ne doute pas que je pourrais lui soustraire des indications quant à la position de la Marchombre.
-Et tu ne sais pas pourquoi elle s’est séparée de lui ?
- Non, pas dans le détail, convint-il. Mais pas parce qu’il s’est révélé médiocre.
Étonné, il nota qu’elle venait de porter son attention sur autre chose que lui. Il la regarda contourner avec un flegme effrayant le bassin, se fondre dans le mur près de la porte qui donnait sur le couloir, laissée entrouverte. Il se força à continuer :
-Je crois, en fait, qu’ils préparent quelque chose de gros et que la nécessité les a forcés à prendre des routes différentes. Ils se sont probablement dit que ce serait temporaire.
Soudain, elle bondit hors de la salle, pleine d’une agilité monstrueuse. Aussitôt, Indel esquissa un mouvement pour la rejoindre, mais avant qu’une lutte ne se déclare, elle réapparaissait déjà avec un Rêveur rondelet au bout de son poignard. Sa main couvrait sa bouche pour l’empêcher de crier. Si tant est que le courage existait encore en lui de le faire. Son regard effrayé croisa celui d’Indel, qui le reconnut comme un des hommes qui l’avait soigné.
-Un rapporteur. Un rapporteur à Fériane. Et pas de sa propre initiative, je parie. Je n’ai jamais aimé vos méthodes, à vous, les Rêveurs. Vous piétinez, vous épiez, et lorsqu’il faut agir, c’est trop tard. Je n’ai pas de temps à perdre avec vous.
Elle lui ouvrit la gorge sans plus de sommations, le projeta dans l’eau glaciale du bassin.
Consterné, Indel allait jurer, invectiver Ysoba, mais elle s’était déjà transportée jusqu’à lui avec un coup de poing barbare pour le creux de son ventre. Puis un crochet, précis, pour sa mâchoire, qui l’allongea par terre. Malgré toute sa vivacité, toute son expérience, le Mercenaire ne parvint pas à se défendre. Ce qui ne l‘empêcha pas de gronder, trahi, tandis qu’elle le rossait. Les bagues saillantes, massives, à ses doigts brillaient avec une cruauté sans équivoque.
-Quelle honte, tu aurais tout de suite dû savoir qu’on nous espionnait. Te douter que ces hypocrites chercheraient à le faire, siffla-t-elle finalement, penchée sur lui. Tu as fait trop d’erreurs dernièrement, vaurien. Beaucoup trop. Comprends-le. Tu pars ce soir, et la prochaine fois que je te reverrais Tanira Ves sera morte.
Elle n’eut pas besoin d’achever sa menace. Tanira Ves mourrait. Ou alors Ysoba se chargerait de l’abattre, lui. Par le meurtre du Rêveur, en pleine connaissance de cause, l’Envoleuse venait de l’incriminer aux yeux de Fériane et de l’obliger à fuir dans l’heure sous le couvert de la lune. Dans un hoquet douloureux, provoqué par son corps meurtri, Indel se renversa sur le dos, fixa le plafond vide.
***
Le lendemain, on découvrit le Rêveur dans le bassin. La pagaille et l’émoi que causa son assassinat fut sans précédent. Mais Indel fuyait au loin. Et Ysoba, quant à elle, se trouvait ailleurs. Bien ailleurs.